Maria Gonzalez :

"interrogatoires" à la Préfecture de Paris

.....je travaillais comme cela jusqu'au 27 juin 1942, jour où j'ai été arrêtée avec un groupe assez important d'Espagnols. On est venu chez moi pour l'inspection, et j'ai été conduite à la Préfecture. Mes camarades et moi, nous y sommes restés quelques jours, et avons été maltraités. Parmi nous, il y avait Paquita Vélas, Anita Cascales, Constanza Escuer, etc... Nous étions beaucoup d'Espagnols, originaires de toutes les provinces, à passer en jugement en 1943 . La salle du Tribunal était comble. Cela a duré dix jours. Ce fut un grand procès à Paris (le "procès des quarante").

Complément d'information : Ce procès se déroula du 2 au 11 décembre 1943 devant la Section Spéciale du Tribunal de la Seine. Liste des espagnols d'Eysses jugés, et condamnés, lors de ce procés. A la Préfecture, ils furent, bien sûr, soumis aux mêmes "interrogatoires" que ceux décrits par Maria Gonzalez.  

Mon mari a été pris aussi, bien qu'il soit portugais. Rien n'a été trouvé chez moi, mis à part un drapeau portugais de la Fédération. Anita Cascales, Constanza, cinq ou six camarades, et moi, avons été condamnées à dix-huit mois. Quand je suis tombée entre leurs mains, ils m'ont emmenée à la Préfecture. J'ai vu tous les camarades de mon groupe, sauf Alfonso. Notre responsable, Guillermo, était là avec sa fille et Caro, sa femme et leur fille aussi. Elles pleuraient toutes les deux parce qu'elles voulaient leur biberon. Moi, quand j'ai vu que Guillermo et sa femme avaient les pieds enchaînés et que les filles pleuraient, j'ai demandé qu'on me donne de la farine et du lait pour faire leur biberon. Deux inspecteurs m'accompagnaient, et quand je suis allée chercher la petite qui n'arrêtait pas de pleurer, j'ai dit : "Bien sûr, elle ne me connaît pas". Et Guillermo me dit en me regardant droit dans les yeux : "Bien sûr, comme elle ne te connaît pas"... Je voulais laisser croire qu'on ne se connaissait pas. Nous avons fini par apprendre qu'on ne nous avait pas pris à cause de notre travail au Groupe Spécial, mais pour le précédent, la propagande clandestine. C'est pourquoi Alfonso et son beau-frère n'ont pas été pris, ils n'étaient pas encore avec nous. Au Groupe Spécial, j'étais celle qui portait les consignes à Alfonso, qui vivait à Ivry ou à Vitry.

A la Préfecture, on nous a tous réunis, hommes et femmes, dans une grande salle et ils nous ont plantés devant des monceaux de propagande en allemand et en espagnol; le journal clandestin Reconquista de Espana, et autres objets de propagande, de la C.G.T., du Syndicat. Comme nous avions tous nié, ils nous ont présenté tout ce stock, en plus de bandes, de machines, parce qu'ils nous avaient tout pris. Nous pensions tous : "Tout l'argent qu 'ils nous ont pris, ce que ça nous a coûté cher!" Nous avons vu passer Jean, le compagnon de Paquita Vélas, nous ne le reconnaissions pas : la tête gonflée, les lèvres fendues, même Guillermo, notre responsable, ne l'a pas reconnu, son état était tellement pitoyable. A peu près au milieu de la nuit nous les entendions crier, et les gardiens parlaient même en espagnol: "Habla, cabron "... et nous entendions les coups de verge etc., etc. et nous entendions les cris tout le temps que nous avons été dans la Préfecture. Ça a été un vrai supplice, parce qu'ils avaient été interrogés à côté de nous certainement pour que nous les entendions.

Un gardien, debout sur une chaise, m'a prise par les cheveux, et pendant qu'il me soulevait en l'air par les cheveux, ils m'ont donné une bourrade qui m'a projetée quelques mètres plus loin. Je suis restée plusieurs jours sans pouvoir ni même me toucher la tête, ou me coiffer. Les inspecteurs étaient devant moi et ils disaient : "Nous l'avons suivie et elle est rentrée chez vous et elle a emporté un paquet... Tel jour Paquita Vélas est venue chez vous; tel jour ils sont venus chez vous ; tel jour vous êtes sortie à minuit et nous ne vous avons pas vue rentrer."

Puis j'ai été confrontée à Paquita Vélas. Ils prétendaient l'avoir vue deux fois chez moi. Elle a dit que c'était parce qu'elle travaillait tout près et elle était venue m'apporter des restes de nourriture d'un hôtel où elle travaillait à l'époque. Moi, devant les inspecteurs, je disais qu'elle n'était venue que deux fois, et elle avait dit plus. Alors je l'ai secouée violemment, je l'ai attrapée et lui ai dit : "Menteuse, tu es une menteuse", je l'ai encore frappée et fixée des yeux, et alors elle a rectifié. J'ai été confrontée à d'autres femmes, et moi, j'ai dit que je ne les connaissais pas du tout, ni la femme de Caro, ni Caro, Guillermo, personne, et alors nous n'avons pas été confrontées à eux.

Ils ont emmené mon compagnon à la Brigade Criminelle, celle qu'ils appelaient Spéciale. Comme il était portugais, il était avec les Français et pas avec les républicains espagnols. Finalement, ils l'ont emmené à la Kommandantur et ils m'ont plantée devant lui en disant que mon mari avait dit ceci et cela. Moi, je répétais : "Ce n'est pas vrai, c'est faux". Et comme il était devant moi, je l'ai vu dans un tel état que j'ai dit : "Vous êtes des bandits, des canailles", et j'ai ajouté : "Vous n'avez jamais eu de mère ? ". Il m'ont frappée très violemment. Alors, ils ont emmené mon compagnon, qui ne tenait pratiquement plus debout. Il avait les reins paralysés et il était, le pauvre, tout gonflé.

"Allons, tu dis toujours non, que tout est faux, que ce n 'est pas comme ça, que ceci n'est pas vrai, que ce n'est pas sûr et sachant ce que nous savons, et en plus vous avez été suivie "... Alors il a pris des verges, mais d'abord il m'a montré quelque chose qui brillait dans sa main. Je ne sais pas ce que c'était et il a dit : "Si je vous en donne une, vous vous endormez pour toute la vie ", et il a pris la verge. Alors, j'étais si nerveuse, que j'ai retiré ma veste et je suis restée presque sans rien, et j'ai dit : "Fais-le, et je suis allée me mettre contre eux. Alors il a dit : C'est que vous, les Espagnols, vous avez la tête très dure ".Je lui ai répondu que non, que nous n'avions pas la tête dure. C'est là qu'ils m'ont alors prise par les cheveux, et ils ne m'ont pas lâchée jusqu'à ce que je perde connaissance. C'est eux qui m'ont portée et ramenée auprès de mes amies.

Quand je suis entrée, j'ai un peu essayé de dissimuler ma douleur. "Ils t'ont battue, hein ?... Oh là là, comme tu es !... Ils t'ont battue, hein?...Non, ils ne m'ont pas battue. Non, non (je le leur disais pour qu'elles ne paniquent pas) non, non. Ils m'ont fait un peu comme ça... ". Anita Cascales me frottait la tête et tout le monde voyait bien que j'avais des cheveux arrachés (plus tard, j'ai beaucoup souffert à cause de ça). Bien, ils viennent donc chercher la compagne de Caro qui tenait son enfant dans ses bras. Cette fille pleurait beaucoup pendant la nuit, elle avait le moral à zéro. Je lui répétais ce qu'elle devait dire quand on l'interrogerait : "Écoute, toi, même si on te dit que ton mari a dit telle ou telle chose, toi tu dis que c'est un mensonge, que c'est un mensonge, que c'est faux, que c'est faux. Quand ils sont venus la chercher, je lui ai dit : Ne dis rien, dis toujours non ; n'oublie pas que le sort de nous toutes en dépend, d'accord ?".

Alors, elle est partie avec sa fille dans les bras. Les autres compagnes, comme Anita Cascales, me disaient : "Nous sommes d'accord avec toi, Maria, cette fille a le moral à zéro. Et comme elle ne revenait pas, elles disaient : Qu'est-ce que cette pauvre fille fabrique ? Et quand elle est revenue accompagnée de deux gardiens, la pauvre, l'enfant dans les bras, m'a dit : Ah, Maria ! Regarde comme ils m'ont arrangée. Mais je n'ai rien dit ! J'ai tout de suite changé de conversation. J'ai pris la fillette qui pleurait et je lui ai dit tout bas : Ne dis pas ça, ils comprennent l'espagnol". Quand il l'ont mise à la rue, avec la compagne de Guillermo, elle a dit qu'elle m'était très reconnaissante, parce qui si elle avait été mise en liberté, c'était grâce à Maria. Ce n'est pas vrai. Elle est sortie parce qu'ils avaient déjà le mari et que tout était entre leurs mains. La pauvre fille est sortie le visage plein de bleus jusqu'au milieu de la gorge : elle a été battue avec sa fille dans les bras. 

Voilà ce qui nous est arrivé à la Préfecture.
 
 

Extrait de l’ouvrage : 

                Ces femmes espagnoles 
                de la Résistance à la Déportation 
                de Neus Catala 

                Editions Tirésias 
                 21, rue Letort 
                 75018 Paris

 
 
 

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