JOSÉ GOYTIA « BARON » 

J'avais seize ans quand les généraux fascistes se rebellèrent contre la République espagnole, en 1936, et, comme beaucoup d'autres jeunes, dès les premiers jours, j'ai participé aux combats dans les rues de Madrid, puis sur le front au Somosierra, Guadarrama et avec la 1ère division de l'Armée du Centre, aux fronts de Madrid, Guadalajara, Brunete, etc.

En janvier 1938, entré à l'école de pilotes, je poursuis ma formation d'aviateur en U.R.S.S. 

Après la perte de la Catalogne, je passe en France avec l'aviation républicaine, en février 1939, et je suis interné dans les camps de concentration de Saint-Cyprien et Gurs où, parmi d'autres unités, étaient concentrées celles de l'aviation et des brigades Internationales. 

À la déclaration de guerre contre l'Allemagne, je suis mobilisé dans une compagnie de travail (CTE) affectée à l'armée de l'Air. Les conditions qui nous étaient faites n'étaient pas différentes de celles des prisonniers de guerre. Cette compagnie, dont tout le personnel était composé par des spécialistes de l'arme et du personnel de l'aviation républicaine comptant de nombreuses heures de vol face à des unités de l'aviation allemande et italienne et avaient une grande expérience du combat aérien, fut affecté à la construction de la base aérienne de Cognac (Charente), avec pics et pioches ! Le gouvernement français d'alors pensait sans doute que c'était la meilleure façon de vaincre le fascisme... 

En juin 1940, les Allemands étant à quelques kilomètres de nos cantonnements, et malgré l'opposition des officiers français, nous abandonnons la compagnie, et une fois encore, nous connaissons l'exode de la défaite. Les circonstances ne sont pas cependant les mêmes. Nous avons plus d'expérience et nous savons que seule la lutte sera notre sauvegarde. Que la défaite du fascisme est la seule issue qui nous permettra de rentrer dans notre pays. C'est pour cette raison, avec l'enthousiasme et la force de nos vingt ans, que nous participons à la résistance, à cette lutte contre ceux, qui avaient fait tant de mal à notre peuple. 
 
Après avoir erré ici et là, en essayant de trouver une solution aux nombreux problèmes qui nous assaillaient, j'arrivai à Angoulême en septembre 1940... Angoulême, d'où peu de temps avant, était partie la première expédition organisée par les autorités françaises et allemandes, et composée en totalité de familles d'exilés espagnols dont la destination était ignorée de tous et qui ne fut connue que beaucoup plus tard. Hommes et adolescents de 14 à 15 ans, furent amenés au sinistre camp de Mauthausen d'où très peu survécurent. Les femmes, les enfants et les vieillards furent livrés à Franco et souffrirent le sort que celui-ci leur réservait. 

À cette époque, les Espagnols dont la grande majorité avait fui les compagnies de travailleurs, isolés et sans contacts, affluaient à Angoulême, où ils espéraient résoudre leur difficile situation. 

Une fois passée la première surprise et la crainte des premiers moments, la ferme résolution de continuer la lutte se fit jour. L'ennemi tant abhorré, coupable de tant de crimes contre notre peuple, le peuple espagnol, nous l'avions en face de nous. Conscients de notre devoir, peu à peu, nous nous organisâmes.  

Début octobre 1940, j'ai fait la connaissance de deux camarades français, les frères Nepu qui, plus tard, furent fusillés au camp de la Braconne. À cette époque, ils étaient comme nous en pleine période de réorganisation. Après plusieurs réunions avec eux et d'autres camarades, nous établîmes un plan de travail afin de réorganiser et réunir les camarades isolés. Pendant un certain temps, nous avons travaillé ensemble. Quand les groupes nationaux furent assez nombreux, chacun le fit pour son propre compte, en gardant néanmoins un contact permanent. La majorité des décisions se prenaient en commun. Avec Alvarez, Lopez et Cuadra, je fis partie, jusqu'à mon départ d'Angoulême,de la première direction de la Charente. 

Parallèlement à la réorganisation, qui était chaque fois plus importante, l'action contre les forces allemandes s'intensifiait : sabotages des dépôts d'intendance de l'armée allemande, des fonderies de la Marine nationale de Ruelle où l'on procédait au démontage d'outillage perfectionné à destination de l'Allemagne, etc. 

Arrêté deux fois par manque de pièces d'identité et, libéré, grâce à l'intervention de celui qui était alors le commissaire principal d'Angoulême, un excellent patriote qui plus tard fit partie de la Résistance, je fus envoyé, en octobre 1941 à Royan, où je me procurai des papiers d'identité provisoires. 

Après avoir participé à l'organisation de groupes de Résistance en Charente, j'arrivai à Bordeaux en novembre 1941 et je pris place dans l'Organisation Spéciale (O.S.). Jusqu'à la création, début 1942, des F.T.P.F., je fus un des responsables du Groupe R.3. 

En juin, je fus nommé responsable technique régional de la Gironde et, début novembre, responsable technique inter-régional (FTPF) du Sud-Ouest, composé des départements de la Charente, Charente-Maritime, Gironde, Landes et Basses-Pyrénées. 

Bordeaux était une zone périlleuse du fait de la proximité du Mur de l'Atlantique qui entraînait la présence d'un grand nombre de troupes allemandes et de l'importance de l'activité de la Gestapo dont le chef était le sinistre Dhose, chef de la Gestapo du Sud-Ouest. 

Sous ses ordres, sévissait le plus criminel des criminels, auteur de centaines d'arrestations, véritable sadique qui torturait par plaisir, le commissaire Poinsot, connu aussi sous le nom de "Bras Court", chef de la brigade spéciale de la police française, une des plus - sinistrement - connues de la zone occupée. Cet odieux personnage, avec Anglade et d'autres éléments de la brigade, fut fusillé à la Libération. 

Malgré les difficultés et la répression, les groupes FTPF déployaient une grande activité. Jusqu'à mon arrestation, en janvier 1943, j'organisai et participai à de nombreuses opérations : récupération d'armes, attentats contre des officiers allemands, de la Kriegsmarine et d'autres organismes officiels, attaques de patrouilles allemandes, sabotages de voies ferrées, transformateurs, lignes téléphoniques, diffusion dans le centre-ville de Bordeaux de tracts, les armes à la main afin de préserver notre sécurité, etc. 

Le 20 janvier 1943, nous avions organisé une grande opération à Bayonne, et à Bordeaux il fut décidé que j'assurerai cette tâche parce que c'était mon anniversaire et comme disaient mes camarades, avec sympathie : "quand tu l'auras accomplie, tu pourras en profiter, on n'a pas toujours 23 ans". Il était trois heures de l'après-midi : c'était mon premier rendez-vous. D'un coin isolé, surgirent Poinsot à la tête de nombreux agents de la brigade spéciale, bien armés, avec des chiens. Nous sûmes plus tard qu'un traître qui s'était infiltré, se présentait aux rendez-vous toujours accompagné par la police ; il fut à l'origine de l'arrestation des principaux responsables de la Région. Avec ma capture, et celle de mes compagnons, les FTPF cessèrent leur activité durant un certain temps. 

Ce jour, que mes camarades avaient voulu pour moi le plus beau, fut celui où je fus soumis à la torture quelques heures après mon arrestation.  Pendant des mois, je fus interrogé et torturé dans les locaux de la Gestapo sans jamais fléchir ou dire quoi que ce soit qui puisse porter préjudice à l'organisation ou à mes camarades. 

Pendant trois mois, je fus mis à l'isolement complet, menottes aux mains, les jambes entravées avec des chaînes. Malgré mon état physique lamentable, au cours du temps que je passai en prison, - presque cinq mois -, il m'était interdit d'aller à l'infirmerie, de me raser ou de me faire couper les cheveux. Des policiers espagnols participèrent à certains de mes interrogatoires, preuve s'il en fallait, de l'étroite collaboration du régime franquiste avec les Allemands.  En juin, extrêmement affaibli, à moitié nu, puisque je n'avais pas de linge de rechange - les vêtements que je portais lors de mon arrestation étant réduits en lambeaux - , je fus transféré de Bordeaux, sous bonne escorte, car j'étais considéré comme un périlleux "terroriste" vers le Fort de Romainville. Le commandant allemand me fit sortir des rangs pour me notifier que j'étais le numéro 1 dans la liste des «otages».  L'espérance était mince, mais le moral était toujours solide. Dans les casemates, tous, nous étions condamnés à mort. Il existait une organisation clandestine qui devait se réorganiser à chaque départ, soit pour la déportation, soit pour l'exécution. J'en fis partie, en qualité de responsable militaire jusqu'à mon départ en août. Quinze jours après, à la suite d'un attentat contre un haut- fonctionnaire allemand, tous les détenus des casemates furent fusillés.  Sans connaître notre destination, le voyage se déroula dans d'atroces conditions. Nous voyagions sans air, sans eau et après plusieurs jours de souffrances, sous les cris des SS et les aboiements des chiens nous arrivâmes au sinistre camp de Mauthausen. 

Il n'est pas possible, en quelques lignes, raconter ce que fut notre vie dans le camp. Il n'y a pas assez de mots pour parler des souffrances et de la mort qui était toujours présente. Les appels qui se prolongeaient pendant la nuit avec la présence des morts de la journée, la pluie et la neige, le froid et la faim, la maladie qui laissait peu d'espoir de survivre, les charretées des morts ramassés chaque matin près des baraquements et l'odeur de la chair brûlée qui flottait en permanence. 

Si la déportation fut tout cela, elle favorisa aussi de meilleurs sentiments humains. L'épouvantable tragédie que le nazisme engendra, prouve que l'homme peut devenir un fauve, mais aussi qu'il ne faut pas cesser de croire en lui. 

Nous n'avons jamais cessé de lutter pour notre vie et notre dignité. Derrière les barbelés, nous avons travaillé à préserver l'homme, l'aider à sortir de l'avilissement et lui donner l'espoir. La Résistance s'est toujours maintenue. 

Au printemps 1944, l'organisation de la résistance politique et militaire, bien structurée, aussi bien sur le plan national que sur le plan international, établit un programme d'action. Parmi les points de ce programme, figurait celui d'établir le contact avec les « kommandos » extérieurs afin d'orienter la résistance sur les mêmes bases que celles du camp central et, en même temps, examiner les possibilités d'entrer en relation avec les membres de la résistance autrichienne de l'extérieur. On décida de créer des groupes de combat. Au début, la sécurité l'exigeait, ces groupes furent très petits, composés de cadres sûrs et expérimentés ayant pour mission d'encadrer, plus tard, d'autres troupes de choc plus importantes. Dès leur formation, je fis partie de ces groupes.  À la mi-44, je fus envoyé au « kommando » Saint-Lambrecht qui se trouvait à quelque 300 Km de Mauthausen, dans les Alpes autrichiennes. 

Avec Pérez Troya, dirigeant de l'organisation politique clandestine déjà en place, nous mîmes en pratique les nouvelles consignes de lutte et nous créâmes l'organisation militaire dont je fus responsable jusqu'à la Libération. Malgré le danger et les difficultés, nous réalisâmes un travail très important, notamment la prise de contact avec les partisans yougoslaves qui avaient des bases non loin de nous ainsi qu'avec la Résistance locale autrichienne. 

Par l'intermédiaire d'un camarade qui travaillait dans les services allemands et qui avait la possibilité d'écouter la radio allemande, nous étions au courant de la situation sur les différents fronts. 

Tout nous était défendu. Le seul fait de nous trouver en possession d'un journal, par exemple, était sanctionné, parfois jusqu'à la mort. Toute action comportait de grands dangers : les camarades qui étaient chargés de ces missions ne pouvaient les réaliser qu'à des moments bien précis. 

Nous libérâmes le camp nous-mêmes, grâce à nos propres forces, quelques jours après la capitulation allemande. 

Après quelques jours de repos en zone soviétique où nous reçûmes soins et aide, les 50 Espagnols du "Kommando" décidèrent de retourner en France. L'Europe était libérée du fascisme, mais en Espagne, Franco, le dictateur, continuait d'assassiner. 

Avec beaucoup de difficultés, nous réussîmes enfin à rejoindre Paris. En zone américaine on ne voulut pas nous rapatrier par avion. Peut-être parce que des antifascistes et ennemis de Franco n'étaient pas bien vus dans certaines sphères. Nous fîmes le voyage de retour dans des wagons de marchandises convoyés par des sentinelles de l'armée américaine. Le voyage fut très lent en raison du mauvais état des voies ; il dura plusieurs jours avec pour toute ration alimentaire journalière, celle d'un soldat américain que nous devions partager à cinq ! 

En zone française, il nous fallut beaucoup discuter pour pouvoir poursuivre notre voyage. D'après les officiers français, ils n'avaient pas reçu d'ordres pour faciliter notre rapatriement. Après avoir parlementé et déclaré avec insistance que nous avions été tous déportés pour avoir combattu avec les forces françaises et participé au combat contre les nazis dans les rangs de la Résistance, il nous fut permis de continuer notre voyage, toujours en wagons de marchandises. 

À notre arrivée à Epernay, nouvelle surprise : nous sommes internés dans un camp où le sont déjà nos camarades de Mauthausen, enfermés là depuis leur retour en France, avec des conditions précaires et une alimentation non adaptée à nos estomacs fragiles. 

Tous ces « incidents », démontraient que malgré la Victoire, tout ne serait pas comme nous l'avions rêvé. 

Le jour suivant je pus sortir du camp. Le capitaine français responsable du camp et , qui comme tel, dirigeait les interrogatoires afin de détecter les faux déportés qui auraient pu s'introduire parmi nous, apprenant les responsabilités qui avaient été les miennes dans le Sud-Ouest, mon nom de guerre "Baron", m'identifia rapidement. Lui-même avait combattu dans les rangs des FTPF de la Gironde. Il m'accompagna à la gare qui était gardée militairement et me mit dans le train qui devait me conduire à Paris, à l'hôtel Lutétia

Vêtu du costume rayé contenant mes 40 kgs, je fus le seul déporté qui arrivait en gare de l'Est ce jour-là. Une foule de familles attendait en permanence, interrogeant et montrant des photos à tous ceux qui arrivaient, dans leurs yeux on lisait angoisse, douleur, tristesse...et espoir. Encore un qui avait échappé à cette épouvantable tragédie. Mais pas encore le leur ! 

En pensant aux milliers de camarades qui avaient péri dans les camps et à ceux qui y restaient, qui mourraient, libres, mais intransportables pour le rapatriement, je les regardais avec tristesse, sachant que je ne pouvais leur donner une bonne nouvelle. 

Personne ne m'attendait. Ce jour-là, qui aurait pu être le plus beau de ma vie, j'étais seul, terriblement seul, ne sachant rien des miens. 

La guerre était finie. Une vague de Paix, d'allégresse et d'espoir inondait les populations libérées de la barbarie, mais nous, les Espagnols, qui avions commencé les premiers à nous battre contre le fascisme, et lutté sur tous les fronts de la terre en portant notre aide aux peuples pour leur libération, nous songions avec douleur à notre pays…. si près, mais si loin de nous, pour lequel nous avions lutté également, avec foi et enthousiasme.   

José GOYTIA, "Baron" dans la Résistance 

Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur 

Médaille Militaire 

Croix de guerre avec Palme 

Médaille de la France Libérée 

Croix du Combattant Volontaire guerre 39-45 

Croix Combattant Volontaire de la Résistance

QUELQUES OPÉRATIONS AUXQUELLES J. GOYTIA A PARTICIPÉ 

Angoulême: 

- Sabotages dans les dépôts d'intendance des forces allemandes et dans la Fonderie de la Marine nationale à Ruelle (Charente) où l'on démontait les machines-outils perfectionnées en destination l'Allemagne. 

BORDEAUX :

- Attentats contre des officiers allemands (Café Tourny et rue de la Cours) 

- Destruction d'un bureau allemand et récupération de matériel (rue Ste. Catherine) 

- Attentat contre la Kriegsmarine Attaque d'une caserne allemande 

- Sabotages d'un transformateur à Mont-de-Marsan et du poste électrique d'Eyxines

- Destruction de cartes d'opérations militaires allemandes (Place de la Victoire et dans le Pont de Pierre). 

- Attaque à la bombe des bureaux de placement pour l'Allemagne (rue Catherine et place des Quinconces). 

- Attaque d'un café allemand (rue du Château d'eau) et récupération d'armes. 

- Attaque d'un édifice dans lequel était installée une batterie de DCA, dans l'enceinte de la base sous-marine. 

- Attaque de patrouilles allemandes à la bombe. 

- Sabotage d'un camion de dynamite à la bombe. 

- Sabotage de la voie de chemin de fer reliant Bordeaux à Bayonne. 

- Déraillement d'un train de matériel de guerre allemand sur la ligne de St-Médard

- Incendie d'un train de fourrage destiné à l'Allemagne, en gare St. Jean. 

- Destruction de deux postes de haute-tension proches de Bordeaux. 

- Diffusion en plein centre de Bordeaux, pendant deux heures d'un appel du Front National. Opération réalisée armes à la main afin de préserver notre sécurité. 

- Désorganisation des communications de l'armée allemande ; nombreuses coupures de lignes téléphoniques, dans la ville et sa banlieue. Coupure d'une des plus importantes lignes téléphoniques de Bordeaux reliant la Kommandantur aux différents services de l'armée allemande. Cette ligne fût coupée en face même de la Préfecture de Bordeaux.

Extrait de l'ouvrage "Guerilleros en terre de France"
Edition le Temps des Cerises
6 avenue Edouard Vaillant
93500 Pantin
 


Retour à la page d'accueil