Carmen ASENCI, mère de Gabriel ASENCI (Eysses - Dachau)

  Je suis valencienne. Je suis arrivée à Nîmes avec mon mari avant la guerre de 1914. Mais oui, je n'avais que vingt-cinq ans quand je suis arrivée en France ! 

Et avec mon fils de dix-huit mois, qui est mort peu après. 

Ça faisait un mois que nous étions arrivés quand la guerre a éclaté. Nous  sommes retournés en Espagne, mais au bout de sept mois les autorités du pays nous ont envoyé une lettre pour que nous retournions en France, parce qu'ils manquaient de « treballaors ». Et nous sommes toujours restés ici. 

Je ne regrette pas d'avoir vécu en France, bien que je me sente profondément espagnole, c'est certain. 

 Quand les institutrices et les enfants réfugiés du nord d'Espagne ont commencé à rappliquer, nous, les femmes de la colonie espagnole et nos amis français, avons recueilli ces enfants à nos domiciles. Mon fils aîné faisait son service militaire et il me restait les deux petits à charge, mais j'ai recueilli une petite fille qui s'appelait Josefina. Elle était basque. Je l'ai gardée pendant deux ans, deux mois et deux jours exactement. Avec le dernier, Léopold, ils s'entendaient comme des frères et sœurs. Nous avons été de nombreuses femmes espagnoles à recueillir des enfants dans ces conditions ; je n'ai pas été la seule, non.

 Dis-moi, Carmen, lui demande Neus Català - comment ça se fait qu'au-dessus de ton buffet et dans un endroit bien en vue tu as mis ce si joli petit Jésus dans une crèche ? 

- Ah, c'est parce que c'est « el meu chicotet (mon petit garçon).

  Mais alors, tu étais catholique avant ?  

Je l'étais et je le suis ! Quand la guerre a éclaté en Espagne, mis à part mon patriotisme et mes sentiments humains, je n'avais pas les idées bien claires. Ce  qui m'a ouvert les yeux et guidée pour choisir mon camp, c'est d'avoir vu une photographie dans un journal français où l'on voyait des curés qui déchargeaient une mitraillette sur le village depuis le clocher. - Ah, je me suis exclamée, ont-ils oublié par hasard les commandements de la Loi de Dieu ? Et je me suis mise à réciter, indignée : Il existe dix commandements de la Loi, dix ! Le premier, aimer Dieu par-dessus tout ; le deuxième sanctifier les fêtes ; le troisième honorer père et mère ; le quatrième ; le cinquième, le cinquième, ne pas tuer.  

Ne pas tuer, et ces curés sont en train de tuer tout un village? Ah, non, je ne crois en rien, j'ai cassé toutes les images. J'ai même jeté à terre une vierge lumineuse et je l'ai cassée, pauvre mère de Dieu ! C'est depuis ce temps-là que je suis devenue communiste. J'ai continué à être catholique et croyante, mais j'ai seulement gardé le petit Jésus ! 

 J'ai eu trois enfants, mais si j'en avais eu treize je les aurais tous éduqués pour qu'ils soient communistes. Je ne me plains pas d'eux. C'est une chance que mes enfants aient tous eu mes idées politiques. 

 Près de Nîmes, il y avait le camp de concentration appelé Les Garrigues. Trois ou quatre Espagnols venaient souvent chez moi, il y en avait un parmi eux qui s'appelait Angel. Il était charmant ! Il était courageux ce type, hein ? Quel type ! C'était comme s'ils faisaient partie de ma famille. Il y en avait même deux qui s'appelaient Angel ! Mon fils a été appelé au S.T.O. (Service de Travail Obligatoire) pour l'Allemagne nazie. Deux cents jeunes hommes de Nîmes étaient emmenés ce jour-là. Seulement treize sont arrivés en Allemagne. Ils ont  sauté du train, et mon fils a été l'un d'eux. On l'a arrêté et battu à n'en plus pouvoir, et même un peu plus.

 C'était mon Vincent, qui s'est échappé de la prison et a pris le maquis sous le nom de « Gaby ». Ses faits de Résistance ont été publiés dans un livre après la Libération. Ma maison a été un point d'appui et un lieu de rencontres pour la Résistance. 

 Comment j'ai commencé dans la Résistance ? Je n'en sais rien. 

J'aidais les Espagnols qui fuyaient le camp pour passer au maquis. J'ai caché l'épouse et la fille de Monsieur Martin chez moi ; le mari et le fils Martin étaient alors incarcérés pour faits de Résistance. Elles sont parties ensuite au maquis, dans la Résistance armée. Quand nous avons fait nos adieux, Madame Martin m'a dit sereinement : «Nous ne te demandons qu'une chose, Carmen: nos parents sont très vieux ; même si tu n'as aucune nouvelle de nous, fais en sorte de leur faire croire que tu en as de bonnes, je t'en supplie, Carmen ! Veille à leur moral surtout; si jamais ils savaient ce qui nous arrive, ils en mourraient.» 

J'allais rendre visite à la grand-mère tous les trois jours. «Tu viens me donner des nouvelles de ma belle-fille et de ma petite-fille, n'est-ce pas? Vont-elles bien ? Mais qu'est-ce qu'elles font ? - Eh bien, elles font du tricot, elles aident les déportés». 

 A cette époque, je servais déjà chez l'avocat Monsieur Taillade. Malgré que j'étais à son service, comme j'avais un deux-pièces au dernier étage, quand un Espagnol clandestin était poursuivi, il venait se cacher dans mon deux-pièces. Des Espagnols qui venaient de Paris se retrouvaient chez moi avec les Espagnols d'ici pendant la nuit. Quel nuage de fumée de cigarettes ! Et voici Carmen montant la garde devant les portes. Pedro Vicente, un des chefs, venait avec eux. Il y en avait même parfois dix qui se retrouvaient en secret. Quelle difficulté pour que personne ne s'en rende compte ! Rare était le jour où il n'y avait pas un clandestin chez moi. En plus de tout ça, mon fils était en prison, celui qui a été arrêté à Avignon quand il s'est échappé du train parce qu'il ne voulait pas aller travailler pour les Allemands. Quand je l'ai appris, je suis allée voir le juge au Palais de Justice. 

Je me suis présentée comme étant la mère de Vincent Asensi... 

«Madame, votre fils est en prison parce qu'il est communiste et vous n'avez aucun droit de le voir. Planton, amenez-la, et si elle ne veut pas comprendre, faites-en sorte qu'elle comprenne ». 

Je me suis retournée vers le juge : Monsieur, vous me dites que mon fils est prisonnier parce qu'il est communiste et moi, qui suis sa mère, je n'ai aucun droit de le voir ; alors je sais ce qu'il me reste à faire. J'ai dit cela en présence des Allemands. Il n'y a que les Espagnols pour protester tout le temps. 

Mon autre fils a été transféré à la Centrale d'EYSSES, à Villeneuve-sur-Lot. J'allais le voir tous les mois. Un jour, ils ont refusé que je le voie : «Madame, votre autre fils a été incarcéré parce qu'il est communiste. (Tous les Résistants étaient communistes pour les nazis et leurs collaborateurs français). Oh ! Dieu de Dieu !» 

 Quant à Vincent... Je reçois une lettre qui m'était parvenue clandestinement depuis la prison : « Vincent Asensi dans un état grave, présentez-vous ». Mais la direction de la prison ne me laissait pas entrer. « Monsieur, je le suppliais, laissez-moi voir mon fils, c'est une mère qui vous le supplie, laissez-moi le voir avant qu'il meure ! » J’ai traversé la prison, et quand j'ai vu que je ne descendais pas au parloir, mon cœur a défailli, tout mon être tremblait. Mon fils ! Mon fils ! Vous ne pouvez le voir que dans sa cellule, mais à travers une grille... Je l'ai vu, couché sur un drap noir de saleté. Je n'ai même pas pu l'embrasser ! Il était défiguré par les coups, les poumons déchirés ! Le médecin me l'a confirmé. De retour à la maison, au bout d'un moment, on me renvoie le paquet de nourriture que je lui avais envoyé en prison, avec la mention : «Vincent Asensi parti sans laisser d'adresse». Ils me l'ont tué, ils me l'ont tué ! Un jour je rentre chez moi, à mon domicile personnel, et je trouve un morceau de papier qui disait : «Je suis en pleine nature, ne t'inquiètes pas, à bientôt, maman». 

  Peu avant la Libération, un «capellanet (prêtre)» se présente chez moi: «Madame, combien d'enfants avez-vous et où sont-ils ? - L'aîné travaille, l'autre est à l'école. - Mais, et l'autre ? - Je ne sais rien de lui, cela fait plus de six mois que je ne l'ai pas vu. - Mais il reviendra, c'est sûr. - Oh, je n 'en suis pas si sûre ; il était en prison, est-il encore un vivant ? Je n’en sais rien, monsieur. Alors mon fils me prend dans ses bras. C'est moi maman, tu as très bien parlé.» C'était le curé que je soupçonnais tant. C'était mon fils qui, recherché par la Gestapo, s'était déguisé pour venir me voir. La Libération est arrivée peu après. 

  Un de mes fils qui s'était évadé, est mort cinq ans plus tard, après avoir longuement souffert, laissant deux enfants. Quand il est tombé malade, j'ai voulu qu'il me raconte un peu ce dont il avait souffert en prison. On l'avait accroché par les pieds ; on l'avait battu des dizaines de fois, mais je suis sûre qu'il ne m'a pas raconté le pire de ce qu'il a subi, ni à moi ni à personne. 

  Un jour il a refusé de poursuivre. Et quand je pense à tout ce qui s'est passé, je me demande : 

  «Est-ce possible qu'il me soit arrivé tant de choses ? 

  Mais je ne regrette rien, rien du tout. J'ai fait mon devoir, c'est tout.» 

  Je tiens à vous parler de deux femmes espagnoles qui sont mortes maintenant. Une Catalane, Esperanza Duràn, et une émigrée économique, Serafina Servera, appelée Fina

  Esperanza Duràn, une Barcelonaise, a travaillé avec moi dans la Résistance ; je passais de la propagande de Nîmes à Arles avec elle. Je ne me souviens plus des dates, après tant d'années ; mais je sais qu'en 1943, en arrivant à la gare d'Arles, par malchance, contrôle allemand, fusils croisés. Que fait- on ? Rien, passons, nous ne pouvons pas retourner en arrière. Plus sérieuses qu'un gendarme, nous passons. 

 Pauvre Esperanza ! il n'y avait pas longtemps que son fils de dix-huit ans était mort et peu de temps avant son mari et elle se retrouve toute seule. Mais elle était très courageuse, je n'ai jamais connu personne qui ait autant d'ardeur et d'abnégation. 

Elle s'appliquait dur aux travaux domestiques, mais tout ce qu'elle gagnait elle le donnait pour la Résistance. 

 Nous étions en contact avec beaucoup d'Espagnoles réfugiées de Nîmes, qui nous avaient beaucoup aidées, elles ont servi de point d'appui beaucoup de fois ; mais je ne me souviens pas de leurs noms, comme je ne me souviens pas non plus du nom d'une fille espagnole qui montait la garde quand les combattants espagnols envoyés par Cristino Garcia ont assailli la prison de Nîmes pour libérer les résistants. Mais je suis sûre de cela, c'était une «noieta (jeune fille)» espagnole. Maria de Le Pontil. C'est vrai que j'ai travaillé mais ce n'est pas moi qui en ai fait le plus. Par contre, Esperanza, elle ! Elle venait d'Espagne habituée au travail dur et échaudée. Elle était précise, efficace, infatigable. Elle savait ce qu'elle avait entre les mains. Elle mérite un monument. Nous allions aussi à Avignon avec Esperanza. Nous devions rendre visite à plusieurs familles, qui nous accueillaient et nous servaient ; il y a pas mal de femmes espagnoles qui ont beaucoup aidé les résistants ; je ne me souviens que d'une fille qui s'appelait aussi Esperanza ; c'était la nièce d'une de mes amies qui vit à Nîmes ; il y avait aussi une autre fille mariée à un Français appelé Pelfort

 J'ai aimé Esperanza comme une sœur et elle est morte dans mes bras comme une sœur. 

 Je n'aurais jamais consenti qu'elle soit amenée à l'hôpital. Sa maladie a duré plusieurs mois, mais elle n'est pas morte seule. 

  Elle ne le méritait pas ! 

 Josefina Servera, appelée «Fina» dans la Résistance, c'était une mère pour les réfugiés espagnols. Elle en a protégé, caché je ne sais combien. Elle avait déjà beaucoup aidé les combattants de la République espagnole pendant la guerre  civile. Sa maison a été ensuite un des points d'appui les plus importants. En  plus elle a été agent de liaison. De Nîmes, elle allait de nombreuses fois dans les   Pyrénées. Elle laissait son mari seul, et me confiait son fils. Parfois, elle emmenait son fils de quinze ans. Mais le plupart du temps elle me le confiait et elle lui disait: «Maman s'en va, mais la maman c'est elle». Fina a toujours été  disponible pour aider nos compatriotes, parce que malgré toutes les années passées ici, nous nous sommes toujours sentis Espagnols. Elle a caché de nombreux combattants qu'elle guidait ensuite vers le maquis. 

 Qui ne connaît pas Fina à Nîmes ? Qui, parmi les partisans espagnols, n'a pas  entendu parler de Fina ? J'aurais voulu que quelqu'un dise mieux que moi tout  ce que cette femme espagnole a donné dans la lutte contre le fascisme.