Aldo JOURDAN : Souvenirs de la Guerre d'Espagne 

 
Dès le début du conflit en Espagne, une force irrésistible me poussait à partir là bas. 

J'étais seulement retenu par certaines considérations :

- en France aussi il y avait fort à faire pour les militants,

- j'allais laisser ma femme seule avec deux enfants,

- nos opinions étant opposées, c'était contre sa volonté, et accompagnée de sa haine, que je devrais partir.

Cependant la situation s'aggravait en Espagne malgré les mesures d’organisation qui prévalaient, de plus en plus, grâce à la politique unitaire et clairvoyante du PC Espagnol. Cette aggravation, ce péril, prévalurent sur toutes mes hésitations. Ayant obtenu la promesse que ma femme serait aidée par le Comite de soutien aux familles des volontaires, je pris la ferme décision de partir.

Je passe sur les scènes déchirantes au cours desquelles je m’efforçais de convaincre ma femme de la justesse de la cause que j'allais défendre. J’ai toujours essayé de comprendre son point de vue et je l'ai comprise Mais je pense qu’en définitive la plus haute expression de la liberté individuelle est celle de risquer sa vie pour une cause juste, quelles que soient les raisons majeures et valables qui puissent entrer en contradiction avec ce geste. Que ceux qui se sentent le droit et la force de me juger pour ma décision d'alors le fassent ... je leur en laisse le poids et les risques d’erreur, car qu'aurait-il été de toutes les luttes passées et récentes, et cela sur tous les points du globe, si chaque individu n'avait pensé qu’aux risques courus et aux conséquences possibles pour les siens ?

N'est-ce pas là précisément le grand déchirement et la grandeur du volontariat ? N’est-ce pas là précisément ce qui fait la différence entre le mercenaire et l’homme tranquille qui prend parti ? N'est-ce pas mes camarades sacrifiés dans tous les combats que nous menâmes de 1935 à 1945 et qui tous aviez des êtres chers qui vous pleuraient ?

En partant au début de 1938 en Espagne, je ne partais pas au secours de la victoire ; comme l'on dit de ceux qui s'engagent dans un combat dont l’issue victorieuse ne fait plus de doute.

Finis les grands convois spectaculaires et bruyants qui passaient la frontière avec fleurs et fanfares. Notre convoi composé d'une quarantaine d’hommes de diverses nationalités : français, anglais, américains, scandinaves, arriva en car, tous phares éteints à proximité de la frontière Celle-ci était étroitement surveillée par des rondes de gardes mobiles accompagnés de chiens policiers ; des phares puissants balayaient constamment les endroits les plus découverts. 

Le passeur qui nous prit en charge nous exposa brièvement la consigne : en file indienne, silence absolu, pas de cigarettes. Nous marchâmes ainsi toute la nuit par des chemins impossibles, plusieurs firent des chutes sérieuses et se blessèrent. Deux d'entre nous grièvement blessés durent être ramenés vers la France. Au petit jour, notre guide nous montra, de la hauteur où nous nous trouvions, le poste de garde des douaniers républicains. Nous arrivions. 

Après nous être réchauffés et avoir bu un peu de café au lait dans des boites de conserve, un camion nous emporta vers le village de Figueras où se trouvait le Centre d'accueil des volontaires. A quelques jours de là, nous fumes transportés en camion à Villanueva de la Jarra qui était le centre d'instruction de la 14e brigade Internationale, c'est à dire la brigade groupant les volontaires français et belges. Cette brigade qui était à ce moment là sur le front d'Aragon était commandée par Marcel Sagnier lequel venait de succéder au Colonel Dumont, gravement blessé et qui devait revenir aveugle. Le commissaire politique de la brigade était Rol Tanguy. Nous devions en principe attendre à Villanueva la formation d’un bataillon de renfort.

Les événements en disposèrent autrement : Ayant à faire face à une supériorité écrasante en matériel, nos forces reculaient en Aragon et avaient dû repasser l’Ebro après la terrible bataille de Caspe. Il n’était plus question d’attendre la formation d'un bataillon. La centaine d’hommes que nous étions fut immédiatement acheminée vers le front. Après un nombre d'étapes et de péripéties que j'ai oubliées, je me souviens que, à la suite d'un bombardement que notre convoi eut à subir, nous nous retrouvâmes à quelques uns sur une route qui bordait la haute vallée de l’Ebro. Nous ne connaissions que très approximativement l'endroit que nous devions rejoindre. Une seule chose nous sûmes tout de suite, c'est que les fascistes occupaient les bords immédiats de la rive opposée de l’Ebro dont le lit, en cet endroit rocheux, était très étroit. Nous le sûmes très vite car, alors que nous marchions tranquillement sur la route, ils nous tirèrent dessus avec assez de précision car les balles sifflaient de très près. C’était mon baptême du feu. Nous ne fumes pas longs à comprendre qu'il était malsain de se promener ainsi à découvert. Nous nous jetâmes dans un terrain bordant la route et, de ce moment, j'ai gardé des impressions et des souvenirs qui n'ont rien de dramatique. D'abord, en me jetant à terre, je sentis une saveur salée dans la bouche ce qui me fit penser que j'étais dans un jardin où l’on avait mis récemment de l'engrais chimique. D'autre part, je me souviens que j'avais devant moi à quelques mètres un gros bonhomme corpulent vêtu d'un uniforme d'officier. Ce qu'il avait de particulier, c!est que, s'étant jeté à terre comme nous, au lieu d'y être bien à plat pour offrir une cible réduite au minimum, il était à genoux, visage contre la terre et offrant comme cible un majestueux postérieur. Comme le bruit de la fusillade continuait et que les balles sifflaient autour de nous, je me rappelle avoir rampé jusqu'à lui pour lui dire de s'aplatir au sol mieux qu'il ne le faisait. Puis, voyant que ce gradé ne nous était d'aucun secours, je pris sur moi de diriger notre groupe de quatre pour essayer de sortir de cette position dangereuse. M'étant remémoré les leçons d'utilisation de terrain reçues pendant mon service militaire, je m’approchais en rampant tour à tour de mes compagnons pour leur indiquer la petite manoeuvre qu'il fallait faire pour se sortir de là, repérer sur notre droite un endroit abrité du terrain, nous y diriger en rampant, un à un, et franchir les derniers mètres d'un bond rapide. Cela afin de nous trouver dans un endroit abrité pour pouvoir décider de la suite. Je sus plus tard que notre compagnon en uniforme d'officier était un volontaire belge, officier d'intendance et dirigeant un atelier de confection d'uniformes militaires. Il n'avait pas jusque là été jugé apte pour le front mais les difficultés du moment faisaient qu'il se trouvait dans ce convoi de renfort. Ayant compris que la route était malsaine nous continuâmes notre chemin en empruntant les escarpements couverts d'arbres qui commençaient tout de suite au delà du terrain où nous étions aplatis.

La rencontre d'une patrouille amie venant justement des positions que nous devions rejoindre, descendue vers le fleuve pour y installer un poste de garde avancé, nous évita d’errer plus longtemps. Ils nous indiquèrent la route à suivre pour atteindre les positions que nous devions rejoindre. Le Bataillon, ou plutôt ce qu'il en restait, était établi sur une colline boisée qui dominait la route et le fleuve. Nous nous trouvions à proximité du village de Morra del Ebro et le terrain dans lequel je m'étais aplati lors de notre alerte sur la route, et où j'avais senti ce goût de terre salée, était un jardin de ce village. Ce bataillon où nous arrivions dans des circonstances aussi mouvementées était le bataillon André Marty. Il était l'un de ceux formant la 14è Brigade internationale, la brigade La Marseillaise.

Notre petit groupe était arrivé par hasard dans ce secteur de la 1ère compagnie ; nous y fumes adoptés. Le commandant de cette compagnie était le Capitaine Druart, originaire de Nantes, mais ouvrier métallo de la région parisienne. Le commissaire politique était un jeune madrilène, garçon laitier de profession, dont je n'ai retenu que le surnom :"perija" qui signifie barbiche. Avec l'adjoint au commandant de compagnie, le téléphoniste, les agents de liaison, il y avait au PC de la compagnie une dizaine de personnes. Lorsque, après avoir été restauré et remis de mes émotions, je leur dis quelle était ma profession, le capitaine Druart me demanda d'y rester pour m'occuper de la popote du PC de la Cie. Je rétorquais que je n'étais pas venu en Espagne pour y exercer le métier de cuisinier. Il me fut répondu que c'était provisoire que ça ne durerait pas. Nous étions à ce moment là dans un secteur qui n'était pas très actif sauf en ce qui concerne les bombardements de l’aviation et de l'artillerie. De ce fait les unités touchaient leurs vivres crus et l'on s'arrangeait pour la popote. 

Il me revient une anecdote à ce propos : le ravitaillement était précaire à ce moment là et les rations assez réduites. Le commandant du bataillon, Boursier, de Lyon, autorisait des petits détachements à descendre de nuit au village pour compléter 1'ordinaire par la récupération des vivres que les habitants évacués n'avaient pu emporter. On trouvait là quelquefois du riz, de la farine, de l'huile et surtout du vin. Une nuit je descendis au village avec l'un de ces petits groupes. Nous emportions musettes et bidons en vue d'aubaines possibles. Nous voici arrivés dans le village dans l'obscurité la plus totale, trébuchant dans les décombres avec une torche électrique qu'il fallait utiliser avec précaution et parcimonie car les fascistes étaient sur la rive opposée du fleuve à 50 ou 60 mètres au plus.

Alors que nous étions dans une espèce de remise où se trouvaient des tonneaux et des jarres, quelque chose nous bouscula en grognant et s'enfuit dans la ruelle obscure. C'était un cochon, le seul être vivant resté dans ce village déserté. Quelle aubaine si nous avions pu l'attraper. Mais cela avait déjà fait pas mal de bruit et risquait de devenir très dangereux. Deux copains du groupe avaient réussi à rejoindre l'animal et essayaient de l'immobiliser. Mais allez donc empêcher un cochon effrayé de gueuler. Les cris de la bête et le bruit de la poursuite firent un tel raffut que les fascistes, qui étaient tout près, déclenchèrent un de ces tirs de mortier dans le village qui nous fit oublier jambons et côtelettes. Les copains du bataillon au dessus de nous dans la colline, croyant à une attaque, se mirent eux aussi à tirer au mortier et à la mitraillette. Et nous étions au milieu de tout cela. Nous nous abritâmes le mieux possible, le feu se calma puis cessa. Nous eûmes la chance de n'avoir personne de touché et nous remontâmes au bataillon vers le petit matin, bredouilles, mais après une nuit bien agitée.

La guerre est une suite d'événements allant du banal à l'atroce en passant par le comique et le tragique. Après Barbusse, il reste peu de choses à dire. Messieurs les journalistes héroïco-pantouflards avez-vous déjà visité des villages bombardés dont les maisons renferment un petit soulier d'enfant, un jouet, une photo de famille ? 

Dès ma première nuit passée sur le sol de la cabane en branchages qui servait de P.C. à la Cie, je m'étais rendu compte que mes compagnons de misère étaient pleins de vermine : puces, poux et autres parasites encore plus attachés. Ils venaient après des combats terribles de faire une retraite très dure et ils étaient arrivés là sans pouvoir se laver ni changer de linge. Ils étaient tous barbus et crasseux. Je m'étonnais au bout de quelques nuits passées dans ces conditions de ne pas être moi aussi rempli de vermine. Cette trêve ne devait pas durer longtemps. Celui qui n'a pas connu ce grouillement sur les flancs; sur le ventre et aux chevilles, ces démangeaisons intolérables qui ne vous laissent aucun repos la nuit, celui là ignore, et tant mieux pour lui, l'un des aspects les plus terribles de la guerre sinon le plus héroïque.

Nous ne devions pas rester longtemps sur cette position. Nous y eûmes tout de même quelques morts et blessés par bombardements et tirs de mitrailleuses. Un groupe de nôtres y fut aussi stupidement enseveli vivant dans une cagna creusée dans un talus, cette cagna s'étant effondrée à la suite des pluies.

Le bataillon alla quelques temps à l'arrière pour s'y nettoyer, compléter son armement et ses effectifs.

A peu de temps de là, nous allions prendre position plus bas sur l’Ebro, près du village d'Amposta. Le village était coupé en deux par le fleuve, nous occupions la rive gauche, le pont qui reliait les deux parties du village était détruit. La relève pour atteindre cette nouvelle position se fit de nuit. Arrivée sur les lieux notre compagnie se vit attribuer un secteur de tranchées qui n’avaient pas été occupées depuis assez longtemps. L’occupation de ces tranchées, creusées à proximité de la rive et masquées seulement par un léger rideau de roseaux, devait se faire dans le plus grand silence et, bien entendu, sans lumière. Nous pénétrâmes donc dans ces tranchées, soit par les boyaux d'évacuation, soit en sautant carrément dedans. Nous n'étions pas plutôt là dedans que nous nous trouvâmes sur une couche de paille mouillée dans laquelle grouillaient littéralement crapauds, grenouilles et couleuvre. Nous nous en débarrassions tant bien que mal en les jetant par dessus la tranchée, écoeurés par cette odeur fade des serpents et des batraciens. Il n'y avait pas moyen d’aller coucher ailleurs. Il fallait bien attendre le jour pour essayer de nettoyer tout cela et mettre de la paille fraîche dans les cagnas.

Ce front là était statique à cause du fleuve qui séparait nos lignes de celles de l'ennemi. Il n'était pas pour cela de tout repos. Les tirs de mortier et mitrailleuses étaient fréquents ainsi que les bombardements aériens et d'artillerie. Dans le secteur de notre compagnie à peu près vers le milieu du fleuve se trouvaient deux îlots. Nous occupions tous les soirs, à la tombée de la nuit, l'un de ces îlots comme poste avancé tandis que les franquistes occupaient l'autre. Le tour de garde dans ces îlots que nous prenions à deux représentait une nuit entière sans sommeil, à lutter désespérément contre des myriades de moustiques dans la crainte permanente d'être surpris par un coup de main silencieux des franquistes qui nous auraient proprement zigouillés avant d'avoir pu faire ouf. Ceux qui ont pris la garde de nuit dans un poste dangereux me comprennent. Ils savent combien est démesurément grossie l'impression de danger donnée par le moindre bruit ou les illusions d'optique qui font que l'on croit voir partout quelque chose bouger.

Je me souviens aussi de la peur que nous avons eue un matin, avec un copain de gourbi, un parisien du nom de Sergent. Nous venions de sortir du gourbi pour nous réchauffer du froid humide dont nous avions souffert toute la nuit (n'oubliez pas : des tranchées creusées dans le sable presque en bordure du fleuve). Nous nous étions mis à un endroit de la tranchée où le petit soleil matinal était bon. Après avoir donné une cigarette à Sergent, j'ai allumé la mienne et nous nous penchons l'un vers l'autre en rapprochant nos têtes, nos cigarettes bout à bout. Au même instant, un obus de mortier, tiré de la rive d'en face, vient tomber juste au dessus de nos têtes, à moins d'un mètre de distance. Ce qui nous a sauvés c'est qu'à cet endroit le bord de la tranchée était fait de sable humide et meuble. L'obus s'y était enfoncé profondément et les éclats avaient fusé en l'air, presque verticalement au lieu de partir dans une direction rasante, horizontale, comme cela se serait produit si l'engin était tombé sur un sol dur, route, rocher ou même sacs de sable tassé. Sergent et moi nous nous regardions, pâles, sans un mot, lisant chacun sur le visage de l'autre l’expression de notre peur respective. Sergent n'avait pas eu le temps d'allumer sa cigarette. 

C'est dans cette optique que je parle, quelques pages plus hauts, de journalistes héroïco -pantouflards. La guerre ce n'est pas le récit de la charge de Reisehoffen ni l'assaut à la baïonnette des poilus de 14-18, ni les «superman yankies » attaquant les japs ou les viets. Mais c'est bien autre chose dont ceux qui l'on réellement vue de près n'aiment pas tellement parler. Si ce n'est pour mettre en garde les jeunes générations éternellement dupes de l'aspect brillant, superficiel, héroïque de la guerre.

La guerre, lorsqu'elle est faite pour une mauvaise cause est un crime inexpiable dont aucun tribunal ne peut punir les responsables. Lorsqu'elle est faite pour une juste cause, c'est à dire pour la dépense du territoire national et pour la liberté, la guerre est, et reste, quand même une terrible nécessité. Même le caractère de justice et de noblesse qu'elle acquiert alors ne suffit pas à en masquer l'horreur.

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 Dans l'Armée Populaire, des cadres directement sortis du peuple, forgés au feu de luttes dures et justes, s'étant révélés dans les moments les plus difficiles, leurs premiers échelons ont été d'abord l'initiative et le courage, la balistique, la cartographie et la trigonométrie venant après, lorsque c'était possible, compléter ces deux qualités sans lesquelles il n'y a pas de véritable chef. 

Bien sûr lorsque science militaire et conscience sociale se conjuguent à la fois dans la personne d'un officier d'une armée populaire, c'est un trésor précieux. Mais ce trésor est rare, comme tous les trésors, et il était encore plus rare en Espagne. 

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Au moment où, début 1938, j’arrivais en Espagne, les brigades internationales étaient déjà organisées en brigades mixtes. C'est à dire qu'elles étaient chacune composée par moitié de volontaires d'une nationalité donnée; et par moitié d'éléments espagnols. Cet amalgame réalisait plusieurs conditions positives dont la principale était la fusion organique et fraternelle des volontaires et des soldats espagnols. Au lieu d'apparaître arbitrairement comme un corps de mercenaires, les volontaires étaient incorporés dans l'armée républicaine espagnole. Le commandement de la compagnie à la brigade était très souvent mixte.
 

La 14ème BI, la "Marseillaise", était donc une brigade franco-espagnole comme la 15è "Abraham Lincoln" était américano-anglo-espagnole, comme la 12è "Garibaldi" était italo-espagnole, etc.… Sur les fronts momentanément calmes, l’activité était cependant bourdonnante dans notre armée: activité culturelle, commentaires des nouvelles des fronts actifs, des nouvelles internationales, pédagogie, commentaires des opérations passées ou à venir, journal mural, journal imprimé du bataillon, propreté, hygiène des cantonnements et des hommes. Cette activité bourdonnante se réalisait grâce à la collaboration du Commandant d’unité et du Commissaire politique dans toutes les unités. 

Loin d'être cette dictature occulte et mystérieuse décrite par une propagande adverse, le commissariat politique, dans l'armée, était la suprême garantie du citoyen soldat, la conscience combattante du soldat populaire. C'était la discussion, l’explication, constante, patiente, simple de tous les problèmes auxquels le soldat avait à faire face : politiques, militaires, humains quels qu'ils fussent. La belle devise du commissaire politique était la suivante : « El primero en adelantar, el ultimo en retroceder ». (note FG : « le premier lors de l’assaut, le dernier lors de la retraite »).

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Après plusieurs changements de positions, toujours sur les rives de l'Ebro, après une opération de diversion accomplie par un commando de notre bataillon, opération qui consistait à attirer l'attention de l1ennemi pendant que l'armée de Lister traversait le fleuve plus en amont, nous ne devions pas tarder à passer nous aussi pour aller prendre position dans la sierra Caball

L'opération dont je parle ci-dessus avait comme point de départ l'envoi d'un commando de 60 hommes sur des barques. Elle consistait en une attaque surprise qui devait s'efforcer de se maintenir le plus longtemps possible et, accessoirement, de créer une tête de pont qui aurait pu permettre l'implantation d'une ou de plusieurs unités.

Le premier objectif seul réussit. Le commando dont je ne faisais pas partie, fut repéré vers le milieu du fleuve et seule la moitié environ de son effectif pu débarquer et se maintenir quelques heures. Le gros du bataillon, posté le long du fleuve et prêt à utiliser les barques et radeaux préparés et dissimulés sur les rives ne pu relever la tête, cloué au sol par un tir infernal. En m'aplatissant au sol, j'étais très malencontreusement tombé avec le nez dans quelque chose de très malodorant. Mais je vous jure qu'avec ce qui sifflait au dessus de nos têtes, je n'aurais pas levé la mienne quoique je sois d’un naturel délicat et sensuel, pour un flacon de lavande de Yardley, celle que je préfère. 

C’est seulement quelques jours plus tard et en remontant la rive du fleuve jusque vers Morra de Ebro, après avoir assisté, impuissants à l'agonie de l'un de nos bataillons qui avait réussi la traversée mais qui fut, aussitôt franchi le fleuve, cloué au sol, que notre bataillon traversa l'Ebro. Mais nous le fîmes sur l'un des ponts que l'armée du Colonel Lister avait établi au prix de sacrifices indescriptibles sous le feu constant de l'aviation italienne et allemande. Cela se passait en Septembre 1938. La sierra Caball était pleine de vignes et de noisetiers. Raisins et noisettes furent notre seule nourriture les premiers jours. 

Presque sous chaque plant de vigne, sous chaque noisetier, il y avait un cadavre. 

A partir de ce temps là, ce fut l'enfer.

Creusement des tranchées et abris dans la roche calcaire, bombardements de jour et de nuit sur nos positions et sur nos accès de ravitaillement ce qui réduisait souvent notre ordinaire à la boîte de corned-beef ou à un beefsteak de cheval ou de mulet, amenés dans des sacs à proximité des lignes, qu'il fallait aller chercher en pleine nuit, pour chaque compagnie, et manger froid et sans pain, comme des bêtes. La ration d'eau, quelques fois, fut réduite à un quart par jour et par homme. Avec cela attaques et contre-attaques presque chaque jour. La nuit, lorsque un moment d’accalmie nous permettait de relever la tête et de regarder vers les lignes ennemies, nous assistions impuissants à un défilé continuel de camions apportant pour l'artillerie fasciste les munitions que nous allions déguster dès le lever du jour.

Cette région de collines ne permettait pas l'établissement d'un front continu. Chaque colline était l'enjeu d'une lutte atroce, écrasés de jour sous une supériorité énorme de matériel et de munitions, nous abandonnions la position pour la reprendre de nuit, par surprise, à la grenade. Au début de notre arrivée sur ce front, nous avions d'abord assisté en spectateurs à ce genre de tactique hallucinante, cela se passait devant nous et à gauche, dans la sierra Pandols, c'était le 5è régiment de Lister. 

Et après ce fut notre tour. C'est dans ces journées que tombèrent à mes cotés Jo Freccero, ex secrétaire à l'organisation de la Fédération des Alpes Maritimes du Parti et Cantarelli, l'un des responsables des jeunesses communistes de Cannes. C'est à cette époque là que nous parvenait la nouvelle des accords de Munich.

Après plusieurs jours de bombardement indescriptible, une unité qui se trouvait à notre gauche fut complètement anéantie. 

A un moment donné nous dûmes quitter la tranchée principale et prendre position dans l'étroit boyau d'évacuation qui était à notre gauche pour faire face à une infiltration qui venait de ce coté là. Au même moment, un obus lourd prit de plein fouet un fortin qui se trouvait au dessus de nous et qui nous couvrait avec une mitrailleuse. Nous vîmes s'envoler comme des feuilles mortes, sacs de terre, mitrailleuse et le tireur qui retombait comme un pantin désarticulé

Avez-vous déjà vu un homme trépané proprement par un seul éclat d'obus, le dessus du crâne soulevé comme le couvercle d'une boîte, le cerveau intact, débordant soudain et lui retombant presque sur les yeux ? Je l'ai vu ce jour là comme je l'ai vu, avec cette blessure horrible, faire plusieurs tractions des bras, dans un ultime et vain effort pour fuir cet enfer. C'était un jeune parisien, dont je ne sais plus le nom, qui était tombé à mes cotés. 

Ceux qui nous attaquaient par la gauche et qui étaient à présent à portée de grenade étaient des mercenaires marocains du Tercio. Leur nom seul nous glaçait davantage que les projectiles qui sifflaient à nos oreilles. Leur réputation était terrible. Sur d'autres fronts où ils avaient avancé, on avait retrouvé des nôtres avec le ventre ouvert rempli de pierres et leurs parties génitales coupées et enfoncées dans la bouche. Nous avons lancé des grenades tant  que nous avons pu. Je me souviens de m'être retrouvé dans un groupe de fuyards, bien à l’arrière. Ruiz, officier d'opération de Boursier, essayait de nous regrouper et de nous donner un peu de courage.

A un moment donné, voyant que mes camarades me regardaient d'un drôle d'air, je m'aperçus que j'avais gardé une grenade dégoupillée dans la main. Il aurait suffi que j'en relâche la cuiller de quelques centimètres pour que toute cette histoire ne vous fut pas contée.

Ruiz essayait de nous faire comprendre que la perte de cette position était grave, que nous mettions en danger tout le reste du bataillon et que nous compromettions nos chances sur toute une vaste étendue du front. A un moment, il nous dit que les maures de Tercio venant à peine d'occuper la position, ils n’avaient pas encore eu le temps de s'organiser et que, la nuit commençant à tomber, nous avions des chances de la reprendre. Disant cela, il s'en allait en avant avec des grenades, en demandant des volontaires. Pris d'une sorte de demi-folie je le suivis en sanglotant et quelques camarades nous suivirent.

Je lançais ma grenade dégoupillée, j'en lançais d'autres puis je ne sais plus. Le lendemain au point du jour, je me retrouvais de nouveau à l'endroit où nous avions reculé la veille. J’étais atteint d’éclats de grenades aux jambes, sans gravité, mais aussi d'une forte commotion nerveuse. 

Plus tard j’appris que, quoique ne m’étant véritablement battu que sur un seul front, alors que beaucoup de camarades étaient en Espagne depuis 1936, j'avais tout de même participé à l'une des plus terribles batailles de cette guerre. La traversée de l'Ebro, la création sur la rive droite d'un front de plus de 300 kms, la conquête en moins d'une semaine d'un territoire dont la récupération demanda quatre mois de combats terribles aux fascistes possédant une supériorité écrasante de matériel, fut l'un des événements les plus marquants de cette guerre. Evénement qui frappa de stupeur non seulement l’ennemi mais les états majors et les spécialistes militaires du monde entier.

Je fus évacué. Les copains survivants que je revis plus tard me dirent que l'attaque fasciste avait repris dès le matin et que seul un étroit passage encore libre avait permis à quelques survivants d'atteindre le fleuve et de le traverser. Evacué sur l'hôpital de la division, j'y fus soigné quelques temps avec les moyens du bord qui, à ce moment là, étaient restreints. C'est là que j'appris la nouvelle de la décision du Président Negrin de retirer du front les brigades internationales et d'en renvoyer les éléments dans leur pays.

Pour beaucoup d'internationaux, de ceux qui appartenaient à des pays où le fascisme s'était implanté allait commencer la vie errante du proscrit.

J'appris cette nouvelle à l'hôpital avec un mélange de regrets amers et de satisfaction égoïste. D'une part je pensais que, tant de sacrifices pour en arriver là, c'était terriblement injuste et dérisoire.... Et puis, une espèce d'instinct animal de conservation me disait que j'avais échappé à tout cela, que j'étais en vie, que j'allais revoir mon pays et les miens.

Une commission internationale devait être instituée à la suite de la décision de notre retrait pour contrôler si la mesure était bien appliquée. Est-ce que dès lors, les soit disant démocraties occidentales n’auraient pas du demander, exiger, que Franco, de son coté, prit les mêmes mesures et renvoyât les mercenaires hitlériens, mussoliniens et autres ? Mais est-ce que les Daladier, Chamberlain qui venaient de signer la honteuse capitulation de Munich, livrant ainsi sans défense la Tchécoslovaquie à Hitler pouvaient faire cela ?

D'étapes en étapes, nous fumes acheminés vers Barcelone où devaient se dérouler les diverses manifestations préludant à notre départ d'Espagne.

C'est à l'une de ces étapes, le village de Perello je crois, que je devais faire une rencontre qui me remplit de joie et d'étonnement. On nous avait assigné comme cantonnement l'école désertée de ce petit village de la côte méditerranéenne. J'entrais dans une salle où se trouvaient déjà quelques gars. Je posais mon sac à terre et m'assit dessus. Tout d'un coup je vis de dos un homme qui se tenait à quelques pas de moi, assis sur un sac militaire, penché, me semblait-il sur un livre. Il me semblait le connaître. J'allais vers lui et, l'ayant vu de face, je reconnus mon camarade Rami, le garçon de café de Nice, celui à qui j'avais succédé comme secrétaire de la première cellule d'employés d'hôtel.

C'était mon Rami, en tenue d'officier d'artillerie de l'Armée Républicaine espagnole. Ce qu'il lisait ? un bouquin de mathématiques. Je ne veux pas tirer de conclusions, mais je vous renvoie quelques pages plus haut, là ou il est question de l'armée. 

Rami était en Espagne depuis le début de 1937. Cela faisait presque deux ans et il avait bataillé presque sur tous les fronts. 

Nous nous racontâmes nos misères et aventures, nous évoquâmes nos souvenirs niçois. Nous ne devions plus nous quitter jusqu'à notre retour en France.

Je voudrais parler ici de quelque chose qui caractérise bien ce que peuvent avoir de relatif les notions de peur et de courage 

Lorsque nous étions arrivés dans ce village de Perello, les copains qui nous y avaient précédés nous racontèrent que, la nuit, très souvent, un avion fantôme survolait le village, moteurs arrêtés, à basse altitude et lâchait quelques bombes au hasard.

Cela était d'ailleurs vérifié par les destructions qui existaient dans le village, en particulier sur une partie de l'école où nous étions cantonnés.

Et l'on voyait ce spectacle étrange, chaque soir, de dizaines et de dizaines d'hommes, emportant leurs couvertures et qui allaient passer la nuit sur la sable de la plage, le plus loin possible des bâtiments, presque dans l'eau. Ces hommes qui avaient traversé les pires dangers, qui étaient sortis vivants des bombardements et des batailles les plus terribles au point d'en être presque blasés, ces hommes maintenant avaient peur, nous avions peur car je partageais ce sentiment en me disant que puisque nous nous en étions sortis jusque là il aurait été vraiment bête d'y rester maintenait, à quelques semaines de rentrer chez nous. 

En ce temps là j'ai véritablement souffert de la faim. Le ravitaillement rendu difficile par la désorganisation était des plus précaire. Le peu qui existait était surtout destiné aux enfants et aux troupes encore sur le front. Notre repas consistait généralement en une maigre ration de légumes secs, d'un peu de pain, et quelques fois d'un peu de confiture d'orange.

Nous améliorions parfois notre ordinaire par un peu de poisson acheté directement aux pécheurs, chose qu'il était très difficile d'obtenir car ce poisson était précisément l'élément principal du ravitaillement des civils du village.

Cela m'amène à raconter des faits qui prouvent que même dans les coeurs les plus endurcis, la petite flamme humaine n'est jamais complètement éteinte.

II faut dire, tout d'abord que, si dans leur masse, les volontaires qui étaient venus combattre en Espagne étaient des hommes d'une haute conscience politique et morale, mus par un idéal de justice, il y eut parmi eux quelques rares exceptions. Il faut tenir compte aussi des souffrances endurées et du désarroi qui a pu s'emparer de certains d'entre eux au cours des terribles événements vécus. Enfin bref, tous n'étaient pas des anges.

Quelques uns avaient déserté, d'autres avaient commis des délits mineurs, d'autres s'étaient simplement laissé surprendre par la chaleur capiteuse des vins d'Espagne. On avait groupé ces éléments qui, j'insiste, constituaient une infime minorité, dans une unité que l'on avait surnommé la compagnie des Tordus.

Ce terme, loin d'être méprisant, avait plutôt un sens d'affection virile. La plupart de ces gens avaient eu une attitude admirable au combat, c'était plutôt les brefs séjours à l'arrière qui ne leur valaient rien.

La nécessité de grouper ces gars à part s’imposait encore plus dans cette période qui précédait le rapatriement. Cela leur évitait de continuer leurs frasques et constituait une mesure sage et profitable aussi bien pour leur intérêt personnel que pour l'honneur de l'ensemble des internationaux. Il fallait montrer, à cette fameuse commission internationale de contrôle, que les volontaires rapatriés n'étaient pas un ramassis d'aventuriers mais des hommes de conscience et d’idéal.

II y avait donc, dans ce village de Perello, cette compagnie de Tordus.

Un jour Rami me dit : « Tanguy veut me donner le commandement de la compagnie des Tordus. Tu sais, je suis prêt à accepter si tu acceptes toi même de m'aider dans cette tâche en tant que commissaire politique de la compagnie ».

Cette proposition n'avait tien de réjouissant pour moi. J'avais assumé sur le front pas mal de tâches de toutes sortes y compris les politiques et à présent que nous étions sur le point de rentrer j'aurais bien voulu que l'on me ficha un peu la paix.

Il ne voulut pas entendre raison et je me laissais convaincre. Je crois que notre vieille camaraderie y était pour beaucoup. Nous voici donc arrivés devant le bureau de Tanguy qui nous expliqué en quoi consistait notre travail : vivre au milieu des gars, être à la foi juste et ferme car tant que nous n'aurions pas franchi la frontière, nous étions toujours soldats. Organiser un emploi du temps et être ferme sur le règlement. 

Le cantonnement de la compagnie des Tordus était dans une grande remise au sol cimenté, les paillasses étaient disposées tout autour et au milieu sur toute la longueur. Je dois dire que l'accueil de nos hommes fut plutôt froid envers nous. Cette discipline qu'ils avaient difficilement supportée au front et pendant le service leur paraissait encore plus incroyable à présent qu'ils étaient sur le chemin du retour.

Nous les réunîmes et leur parlâmes : leur rappelant la signification profonde de leur volontariat et de leurs combats, la situation terrible dans laquelle nous laissions l'Espagne, la nécessité impérieuse de laisser une dernière bonne impression à cette population civile si malheureuse, celle aussi de quitter dignement ce pays devant cette commission de contrôle constituée d'officiers et de fonctionnaires de diverses nationalités qui étaient plus ou moins favorablement prévenus envers nous. 

Je pense que nous convainquîmes la majorité d'entre eux. Mais il y avait parmi eux quelques durs irréductibles, quelques gars tatoués qui avaient fait les Bataillons d’Afrique.

A quelques jours de là Rami et moi formâmes un projet : organiser, sur nos maigres réserves de vivres, la distribution d'un goûter aux enfants du village. Ils devaient être, je crois, une centaine. Nos réserves ? une caisse de raisins secs et deux grosses boîtes de confiture. Nous fîmes part du projet à nos gars en ajoutant que les vivres leur appartenant c'était eux qui devaient décider. De plus il fallait abandonner notre ration de pain d'un jour. Après une séance assez houleuse, car nos rations étaient maigres et nous étions nous mêmes constamment affamés, la décision fut emportée à la majorité.

Après avoir porté à la connaissance du village notre invitation aux enfants, le jour venu nous nous mîmes à l'ouvrage.

Nous voilà partis à confectionner des tartines de pain que nous enduisions de confiture et que nous parsemions de raisins secs. Tout cela dressé sur des planches montées sur deux tréteaux. Les portes étaient fermées et nous entendions les enfants piailler derrière. Il faut comprendre ce que représentait pour eux dans les conditions du moment, cette distribution de nourriture.

Lorsque tout fut prêt, nous ouvrîmes les portes. Nous voulions essayer de canaliser un peu l’ardeur de ces pauvres petits pour que la distribution se fasse dans l'ordre mais... va te faire fiche!

Ce fut une véritable marée, à tel point que certains d'entre nous furent renversés et jetés au sol. Tant bien que mal tout le monde eut sa part. Il fallait voir ces enfants dévorer leur tartine. Mais ce qui était peut-être le plus poignant, c'était l'émotion qui se lisait sur le visage de nos chers Tordus. De ces vieux durs à cuire qui avaient connu tant de souffrances. Il y en avait même certains qui, tout en proférant des jurons, avaient les larmes aux yeux.

Nous n'en avions pas fini avec les émotions. L'une des plus fortes de ma vie fut celle ressentie lors de notre défilé d’adieu à Barcelone. Des délégations de chaque unité furent reçues à Montserrat, au dessus de Barcelone, là où se trouve la célèbre Abbaye.

Certes, il était impossible de grouper là les quelques 6.000 internationaux qui restaient encore en Espagne. C'est pour cela que ces délégations symboliques furent constituées et j'eus l'honneur de faire partie de celle de 14eme brigade.

Là, au cours d'un banquet, le président Négrin, chef du gouvernement, nous fit les adieux officiels de l'Espagne républicaine. Rappelant la haute signification de notre geste, il nous exprima la gratitude fraternelle de l'Espagne et la douleur qu'elle avait à nous voir partir dans de telles circonstances. Le sens de sa conclusion fut à peu près celui-ci : « Lorsque des jours meilleurs seront revenus dans notre pays, revenez frères, l'Espagne vous accueillera comme les meilleurs de ses fils, vous n’êtes pas des étrangers, vous avez acquis le droit à être considérés comme des citoyens espagnols ». Hélas !

Puis ce fut le défilé dans Barcelone, dans les rues de Barcelone remplies d'une foule immense, vibrante, qui nous criait à la fois son amour et sa peine de vous voir partir : « Adios companeros, no os marchais, quedaos, volveis ». Les vieux pleuraient, les femmes nous mettaient leurs enfants dans les bras, le sol était jonché de fleurs.

Ainsi c’était fini ? Nous laissions à jamais sur cette terre ardente et martyre des milliers des nôtres dont plus de 3•000 français. Car, bien que la résistance dû se prolonger jusqu'en 1939, il était malheureusement visible que les généraux félons, les divisions et le matériel fasciste, la trahison des "démocraties occidentales", les ultimes manoeuvres des capitulards concrétisées par la trahison de Casado, atteignaient leurs objectifs.

Je cite encore Pasionaria : « L'héroïque résistance armée du peuple espagnol à l'agression militaire fasciste et à l'intervention étrangère était terminée. La paix fasciste, la paix des prisons et des cimetières étendit sur l'Espagne ses ailes de mort, couvrant de sang et de deuil des milliers de foyer! »

A quelques jours de là je me retrouvais dans le train à Cerbère, vêtu d'un complet de provenance sud américaine et de chaussures tchèques. Aux femmes militantes espagnoles qui quêtaient dans le train, pour le secours aux enfants, je laissais la totalité de ma solde; sauf un billet d'une peseta que je conserve toujours. Avec mon livret militaire des BI c'était tout ce qui me restait de matériel, rappelant une courte mais fertile année de ma vie en Espagne.

En quelques pages je n'ai pas prétendu rendre compte du vaste problème de la guerre d'Espagne. J'ai seulement voulu évoquer quelques uns des souvenirs et des impressions les plus marquantes. Le mérite en sera peut-être d'avoir décrit quelques événements "vus d'en bas", de la base, de la tranchée. Il existe sur ce problème de la guerre d'Espagne une vaste documentation dont l'un des éléments les plus sincère, le plus complet le plus digne de foi ma paraît être "Les mémoires de la Pasionaria" par Dolorès Ibarruri».

Je voudrais simplement conclure en disant que, nous qui en avons payé le prix, nous avons eu le privilège de connaître l'Espagne sous l'un de ses vrais visages.

L’Espagne ? Ce n'est pas cette fille fardée qui danse sur les affiches touristiques ....

L'Espagne ? Ce n'est pas cette image, rassurante pour les "bien pensants" du mendiant drapé dans sa dignité ou du petit "limpiabotas" loqueteux…..

L’Espagne, c’est :

l'Espagne du "Quijote" et de sa lutte impossible contre les moulins,

l'Espagne de Goya et de ses suppliciés du "Dos de Mayo",

l'Espagne de Riego et de son rêve généreux, 

l’Espagne de Machado et de ses certitudes,

l'Espagne des villes et des champs, 

l'Espagne des dinamiteros et des jeunes filles des usines, 

c'est nous qui l'avons connue - sans passeport et sans argent.

Aldo JOURDAN
(Eysses, Préau 2 : 2.457 Dachau : 73.589)