es bénéfices
s'accumulent, les caisses des grandes entreprises françaises
sont pleines à craquer. Toutefois, ce qui pourrait
être une bonne nouvelle pour l'économie en est une pour
leurs seuls actionnaires. En
effet, plutôt que d'investir ou d'embaucher ce qu'on
pourrait attendre d'elles , les firmes préfèrent
distribuer à tour de bras des dividendes exceptionnels et
racheter leurs propres actions. Vendredi, c'était
Bouygues et Unibail qui gratifiaient leurs actionnaires d'un
«superdividende». Dans le même temps,
l'investissement en France ne décolle pas et la croissance
s'enraye.
«Aversion au risque». Cette situation pour le
moins paradoxale commence à alarmer les économistes et
même les milieux financiers. Elle dévoile un
«capitalisme sans projet» (selon l'expression de Patrick
Artus, responsable des études chez Ixis, la banque
d'investissement des caisses d'épargne). Pour Cheuvreux, une
entreprise d'investissement, membre du groupe Crédit Agricole,
les groupes français sont sous l'emprise d'une «aversion
au risque» et ont une manière «frileuse»
d'utiliser l'argent qu'elles amassent. Se met ainsi en place une économie de rente, un
capitalisme figé, en boucle sur lui-même, obnubilé
par la réduction des coûts et oublieux de l'innovation.
Et pourtant, les entreprises ont largement de quoi investir.
Déjà, en 2003, les bénéfices avaient
atteint des sommets. L'année 2004 amplifie la tendance,
conséquence des plans de restructuration mis en place ces
dernières années, des coupes budgétaires et des
gains de productivité. Mais voilà : les groupes,
aujourd'hui largement désendettés, n'osent pas.
Même les opérations de croissance externe (rachats
d'entreprises) sont peu nombreuses. Les investissements des entreprises
non financières ont fléchi de 1,1 % au troisième
trimestre et l'Insee estime, dans sa dernière enquête de
conjoncture industrielle (en novembre), qu'ils baisseront de 3 % en
2005 dans l'industrie. «Les entreprises sont prises dans une
logique de court terme dangereuse, estime Marc Touati,
économiste à Natexis Banques populaires. Si une
entreprise n'investit pas, demain, elle est moins compétitive,
et après demain, elle disparaît.»
Pour expliquer ce blocage, les économistes
évoquent d'abord la conjoncture : une demande avachie, la hausse
de l'euro, les fluctuations des cours du pétrole. Il y a autre
chose cependant : la chasse à l'actionnaire, l'obsession du
cours de Bourse. Les groupes n'ont pas fini d'expier les excès
de la bulle Internet. Beaucoup investissaient alors à tort et
à travers. De la frénésie au gel, il y a
néanmoins une constante : la dépendance vis-à-vis
des marchés financiers. Qu'il s'agisse d'investir n'importe
comment dans l'Internet, de se désendetter à marche
forcée ou de redistribuer des liquidités aux
actionnaires, les entreprises obéissent. D'autant plus
facilement que ces mêmes marchés continuent d'exiger des
taux de retour sur investissement difficiles à atteindre dans la
conjoncture actuelle.
Dilapider. Hier comme aujourd'hui, «la règle
imposée par les marchés n'a pas de lien avec la
réalité économique», plaide Marc Touati. En
théorie, ces derniers sont au service des entreprises ; en
réalité, c'est désormais le contraire. Alors que
gonflent les profits, «la question de la diffusion de cette
accumulation de cash flow dans l'économie reste cruciale pour la
pérennité de la croissance», note Cheuvreux dans
une étude publiée en septembre. L'année 2005 est
décisive : les entreprises peuvent continuer de dilapider leur
trésor de guerre pour faire plaisir à leurs actionnaires.
Ou le consacrer à leur développement.